Chapitre 17
Malgré les excès de vitesse de Bones, je n’aurais jamais le temps de prendre une douche avant d’aller en classe. Je pourrais déjà m’estimer heureuse si j’arrivais à passer chez moi en coup de vent pour me changer.
— Il faut que je me débarrasse de la voiture, dit-il alors que je descendais. Je vais l’emmener chez Ted. Je serai de retour dans quelques heures.
— Je serai en train de dormir, marmonnai-je. Est-ce qu’il faut vraiment qu’on...
— Salut, Cathy !
Timmie était sur le pas de sa porte avec un grand sourire. Il avait dû me voir arriver par la fenêtre.
Le regard que lui lança Bones le figea.
— Pardon, je ne savais pas que tu avais de la compagnie, s’excusa Timmie.
Il entreprit de rentrer chez lui avec une telle précipitation qu’il manqua de trébucher.
À mon tour, je gratifiai Bones d’un regard hostile pour avoir effrayé mon voisin, lui qui était déjà si emprunté.
— C’est rien, dis-je en souriant à Timmie. Ce n’est pas vraiment ce que tu crois.
— Oh, dit Timmie en jetant un regard timide à Bones. Tu es le frère de Cathy ?
— Qu’est-ce qui peut bien te faire croire que je suis son putain de frère ? répondit Bones brutalement.
Timmie recula si vite qu’il se cogna l’arrière du crâne contre le chambranle.
— Désolé, souffla-t-il, et il heurta une nouvelle fois la porte avant de réussir à se réfugier chez lui.
Furieuse, je fondis sur Bones et le menaçai de mon index. Il me regarda d’un air que j’aurais qualifié de boudeur s’il n’avait pas eu plus de deux cents ans.
— Tu as le choix, lui dis-je, articulant chaque mot. Soit tu présentes tout de suite des excuses sincères à Timmie, soit tu repars te cacher dans ton trou. Tu t’es comporté de façon ignoble ! Je ne sais pas ce qui t’est passé par la tête, mais Timmie est un gentil garçon, et tu lui as sûrement fichu une trouille bleue. C’est à toi de voir, Bones. Choisis.
Le voyant hausser un sourcil, je tapai du pied.
— Un... Deux...
Il marmonna une injure et monta l’escalier, puis frappa deux coups à la porte de Timmie.
— Écoute, mon pote, je suis désolé de m’être montré si grossier avec toi, dit-il avec une admirable humilité lorsque Timmie entrouvrit sa porte. Je te fais toutes mes excuses. (Timmie ne perçut cependant pas le ton légèrement sec de Bones lorsqu’il reprit :) Tout ce que je peux dire, c’est que je n’ai pas supporté que tu puisses la prendre pour ma soeur. Tu comprends, comme on va baiser ensemble ce soir, ça me dérangerait qu’on la prenne pour quelqu’un de ma fratrie.
— Pauvre crétin ! éclatai-je, tandis que Timmie ouvrait grand la bouche. La seule chose que tu baiseras ce soir, c’est ton oreiller !
— Tu voulais de la sincérité, répliqua-t-il. Eh bien voilà, ma belle, j’ai été sincère.
— Retourne à la voiture, je te verrai plus tard, si tu te comportes un peu mieux !
Timmie ne cessait de passer de Bones à moi, la bouche toujours grande ouverte. Bones lui sourit, ou plutôt il lui montra les dents.
— Enchanté d’avoir fait ta connaissance, mon pote. J’ai un petit conseil pour toi : oublie ce qui vient de se passer. Essaie seulement de la draguer et je t’émasculerai de mes propres mains.
— Va-t’en ! criai-je en tapant du pied.
Il passa devant moi et se retourna pour me planter un baiser appuyé sur la bouche. Exaspérée, je voulus lui donner un coup de poing, mais il l’esquiva en faisant un saut en arrière.
— À plus tard, Chaton.
Timmie attendit que la voiture de Bones ait disparu pour oser parler de nouveau.
— C’est ton copain ?
J’émis un grognement qui se voulait affirmatif.
— Il ne m’aime vraiment pas, dit-il, presque en murmurant.
Je jetai un dernier regard à la route par laquelle Bones était parti et je secouai la tête en pensant à son comportement incroyable.
— En effet, Timmie, je crois que tu as raison.
J’arrivai en classe au moment même où le professeur distribuait les copies. J’étais sale et j’avais des écorchures un peu partout, ce qui me valut quelques regards et murmures, mais je fis semblant de ne pas les remarquer. J’étais si fatiguée que je ne me rendais même pas compte des réponses que je gribouillais. Pendant les autres cours, ce fut encore pire. Je m’assoupis en physique et c’est mon voisin qui dut me réveiller. Lorsque je rentrai chez moi, je découvris que mes règles venaient de commencer.
Cela ne faisait plus aucun doute. C’était vraiment une journée pourrie.
J’utilisai le peu d’énergie qui me restait pour me doucher avant de m’effondrer sur mon lit. Cinq minutes plus tard, on frappait à la porte.
— File, c’est un conseil, marmonnai-je, les yeux fermés.
Les coups se firent plus insistants.
— Catherine !
Zut. C’était ma mère. Que se passe-t-il, Seigneur ? pensai-je, tu veux voir tout ce que je peux endurer avant de craquer ?
— J’arrive !
J’ouvris la porte – en pyjama –, les yeux rougis par le sommeil. Ma mère entra, une expression désapprobatrice sur le visage.
— Tu n’es pas encore habillée ? Le film commence dans moins d’une heure.
Et triple zut ! Nous étions lundi et je lui avais promis d’aller au cinéma avec elle. Avec tout ce qui s’était passé, j’avais complètement oublié.
— Oh, maman, je suis désolée. Je me suis couchée très tard la nuit dernière et je venais juste de me mettre au lit...
— Tu as terrassé un de ces monstres ? s’enquit-elle.
Il n’y avait plus la moindre trace de désapprobation dans sa voix.
— C’est tout ce qui t’intéresse ?
La sécheresse de ma question nous surprit toutes les deux. Je fus immédiatement submergée par le remords en voyant son expression blessée.
— Je suis désolée, dis-je de nouveau. (Zut, on aurait dit Timmie.) En fait, j’ai tué deux vampires malfaisants la nuit dernière.
C’était en partie vrai. Je laissai juste de côté les détails qu’elle n’avait pas à connaître.
— Deux vampires malfaisants, dis-tu ? Pourquoi prends-tu la peine de les qualifier de « malfaisants » ? Tous les vampires le sont.
Elle n’y peut rien, me dis-je en luttant maintenant contre un remords d’une autre espèce. Le seul vampire quelle ait jamais rencontré l’a violée.
— Tu as raison... Je suis très fatiguée, c’est tout. On ne peut pas remettre le film à une autre fois ? S’il te plaît !
Elle entra dans le cagibi qui me servait de cuisine et ouvrit mon réfrigérateur. Ce qu’elle y vit n’adoucit guère son expression.
— Il est vide. Tu n’as rien à manger. Comment se fait-il qu’il n’y ait rien dans ton frigo ?
Je haussai les épaules.
— Je n’ai pas fait les courses. J’avais oublié que tu devais venir.
J’avais mangé mon dernier paquet de nouilles déshydratées la veille pour mon déjeuner, et je ne pouvais pas lui dire que Bones m’emmenait dîner la plupart du temps. C’était l’une des rares choses normales que nous faisions ensemble, sauf que nous choisissions des endroits aussi peu fréquentés que possible pour éviter d’être vus.
— Tu es très pâle.
Une nouvelle fois, ses paroles sonnaient comme une accusation. Je bâillai en espérant qu’elle comprendrait le message.
— Ce n’est pas nouveau.
— Catherine, tu es plus pâle qu’avant, ton frigo est vide... Te serais-tu mise à boire du sang ?
Je restai bouche bée en entendant ces mots.
— Tu plaisantes ? dis-je enfin.
Elle recula d’un pas, dans un vrai mouvement de défiance.
— Réponds-moi.
— Enfin, voyons, bien sûr que non !
Je m’avançai vivement vers elle, choquée et furieuse qu’elle ait pu avoir peur de moi.
— Tiens. (Je saisis sa main et l’appuyai contre ma gorge.) Tu sens ça ? C’est un pouls. Je ne bois pas de sang, je ne suis pas en train de me transformer en vampire, et mon frigo est vide parce que je n’ai pas fait les courses ! Pour l’amour de Dieu, maman !
C’est le moment que choisit Timmie pour me faire une petite visite.
— Ta porte était ouverte, alors...
Il s’interrompit en voyant l’expression orageuse sur mon visage. Ma mère ôta sa main de mon cou et redressa les épaules.
— Qui est-ce, Catherine ?
Timmie blêmit en entendant la voix de ma mère. Le pauvre, il ne savait pas que c’était son ton habituel.
— Sois gentille, sifflai-je.
Timmie avait déjà eu sa dose d’émotions fortes avec Bones ; il ne manquait plus qu’il ait une crise cardiaque à cause de ma mère.
— C’est ton petit ami ? me demanda-t-elle discrètement, mais pas assez pour empêcher Timmie d’entendre.
Je m’apprêtais à lui dire « non » lorsqu’une pensée me traversa l’esprit. Une idée astucieuse, calculatrice et opportuniste. Je regardai Timmie et le vis exactement comme ma mère le voyait. Un jeune homme vivant et normal. Un jeune homme certifié cent pour cent non-mort.
À ma décharge, je n’avais probablement pas toute ma tête : je manquais de sommeil, j’avais mes règles, et pour couronner le tout ma mère m’avait accusée d’être devenue une suceuse de sang.
— Tu as deviné ! (Les mots étaient sortis de ma bouche avec la plus grande désinvolture.) Maman, je te présente Timmie !
Je courus jusqu’à la porte et me plaçai entre ma mère et lui pour éviter qu’elle ne voie son expression ahurie, puis je l’embrassai avec enthousiasme sur la joue.
— S’il te plaît, joue le jeu, lui demandai-je à l’oreille tout en le serrant dans mes bras.
— Aïe ! couina-t-il.
Zut. J’avais serré trop fort. Je le relâchai avec un grand sourire.
— N’est-il pas à croquer ?
Ma mère s’approcha en l’examinant des pieds à la tête. Timmie la regarda venir, bouche bée, avant de lui tendre une main tremblante.
— B... bonjour, madame...
— Mademoiselle, rectifia-t-elle instantanément.
La violence de sa réponse le fit blêmir. Il ne pouvait pas en connaître les causes. Néanmoins, il trouva le courage de ne pas s’enfuir à toutes jambes.
— Mademoiselle, reprit-il. Enchanté, mademoiselle... ?
— Tu couches avec lui et il ne connaît même pas ton nom de famille ? demanda ma mère en fronçant les sourcils.
Je levai les yeux au ciel avant de pincer de nouveau Timmie qui commençait à battre en retraite.
— Ne fais pas attention à elle, mon canard, elle a tendance à oublier les bonnes manières. Maman, est-ce que Timmie peut t’appeler Justina ? Ou bien Mme Crawfield, si tu préfères ?
Elle me regardait toujours d’un air outré, mais je sentais que sa froideur se dissipait.
— Justina, ce sera parfait. Ravie de vous rencontrer enfin, Timmie. Catherine m’a dit que vous l’aidiez à tuer ces démons. Je suis heureuse de savoir qu’elle n’est pas la seule à débarrasser le monde de ces horreurs.
Timmie semblait au bord de l’évanouissement.
— Allons chercher du café, dis-je en le poussant quasiment dehors avant qu’il se mette à balbutier une bêtise. Reste ici, maman. Il habite juste à côté, on en a pour une minute.
Dès que nous arrivâmes dans l’appartement de Timmie, je l’attirai vers moi et baissai la voix.
— Ma pauvre maman ! Elle a des jours avec et des jours sans. Le médecin est censé ajuster son traitement, mais on ne peut jamais prévoir l’arrivée des crises. Ne fais pas attention à ces histoires de démons. C’est une pentecôtiste pure et dure, elle croit qu’il faut tuer les esprits, et d’autres trucs dans le même genre. Tu n’as qu’à acquiescer et en dire le moins possible.
— Mais... (Les yeux de Timmie étaient si écarquillés que je crus qu’ils allaient sortir de leur orbite.) Pourquoi lui as-tu dit que j’étais ton petit ami ? Comment se fait-il qu’elle ne connaisse pas le vrai ?
C’était une bonne question. J’essayai de trouver une réponse qui tienne la route. N’importe laquelle.
— Parce qu’il est anglais ! dis-je en désespoir de cause. Et maman... maman déteste les étrangers !
Elle resta avec nous pendant une heure. Lorsqu’elle se décida à partir, j’étais à ramasser à la petite cuiller, et Timmie aussi. Il avait ingurgité tellement de café qu’il en avait la tremblote, même assis. J’avais essayé de détourner la conversation sur la fac, le verger, mes grands-parents, ou n’importe quel autre sujet qui ne soit pas en rapport avec les vampires, profitant de la moindre occasion pour prendre un air apitoyé à l’intention de Timmie, ou lui signifier d’un geste que ma mère était un peu folle.
Timmie fit de son mieux pour aider ma mère à traverser sa prétendue crise. « Tout à fait, Justina ! » répéta-t-il plus d’une fois. « On va tuer ces démons grâce au pouvoir de Jésus. Alléluia, j’ai votre bénédiction ? »
Il prit d’ailleurs une attitude religieuse si exagérée que lorsque je la raccompagnai à la porte, elle me prit à part et marmonna qu’il était charmant – mais peut-être un peu fanatique.
Lorsqu’elle fut finalement partie, je m’appuyai contre la porte et fermai les yeux, soulagée.
— Merci mon Dieu, grognai-je.
— Amen ! acquiesça Timmie.
— Tu peux arrêter avec les références religieuses, lui dis-je avec un sourire fatigué. Je te dois une fière chandelle, Timmie. Merci.
Alors que je le serrais dans mes bras avec gratitude, j’entendis quelqu’un ouvrir la porte sans frapper.
— Je vous dérange ? demanda une voix animée d’une colère froide.
Cette fois-ci, je levai les yeux au ciel d’un air de défi : Ah c’est comme ça ? D’accord, ça marche ! Abats tes cartes !
Soudain, Timmie sursauta comme s’il avait reçu un coup de poignard.
Je ne savais pas ce que cela voulait dire, mais en le voyant bondir, une main sur son entrejambe, je me retournai avec irritation.
— Nom d’un chien, explique-lui que tu ne vas pas l’émasculer !
Bones croisa les bras et regarda Timmie sans la moindre pitié.
— Et pourquoi ça ?
Je lui lançai un regard mauvais.
— Parce que si tu ne le fais pas, je sens que je vais très vite redevenir célibataire !
Il lut dans mes yeux que je ne plaisantais pas. Il hocha la tête en signe d’acceptation, ce qui n’empêcha pas Timmie d’avoir une trouille bleue.
— T’inquiète pas, mon pote. Tes babioles n’ont rien à craindre, mais n’oublie pas que tu as seulement fait semblant d’être son petit ami, rien de plus. Alors ne va pas te faire des idées.
Entendant ces paroles, j’agitai mentalement un drapeau blanc en direction du ciel. C’est bon, tu as gagné !
Bones afficha un rictus.
— Je n’ai même pas droit à une petite bénédiction ?
Vraiment très drôle.
— Écoute, je suis désolée, mais j’ai un peu disjoncté quand elle m’a accusée de... de boire !
— C’est vrai que tu bois, répondit Bones sans comprendre.
— Non, pas ça ! (Je tapotai mon cou.) Tu vois ce que je veux dire ?
Timmie avait l’air complètement perdu, mais je vis à l’expression de Bones que lui avait compris.
— Bon sang, finit-il par dire.
J’acquiesçai.
— Comme tu dis.
Bones se retourna vers Timmie.
— On a besoin d’intimité, mon gars. Dis au revoir.
Il ne s’était pas montré particulièrement poli, mais, en voyant la raideur de ses épaules, je compris qu’il aurait pu être bien plus agressif encore.
— Timmie, merci mille fois. On se voit demain matin, lui dis-je en lui souriant de nouveau.
Il semblait heureux de s’en aller et fila tout droit jusqu’à la sortie. Mais alors qu’il venait de franchir le seuil, il revint sur ses pas et passa de nouveau la tête dans l’embrasure de la porte.
— Vous savez, je n’ai rien contre les étrangers. God save the Queen ! glapit-il avant de s’enfuir.
Bones leva un sourcil d’un air interrogateur.
— Laisse tomber, dis-je en soupirant.